Ils étaient de retour sur la scène initiale du crime : la bande du journal satirico-social Fakir organisait mercredi 20 avril à la Bourse du travail de Paris, à deux pas de la place de la République, un meeting sur le thème : « Nuit debout, et après ? » Retour en arrière : il y a 3 semaines, à la suite du bon accueil réservé à son docu pamphlétaire et culotté, Merci patron !, Francois Ruffin, le directeur amiénois de Fakir, organisait dans ces mêmes murs une soirée à l’intitulé couperet, « Leur faire peur », consacrée à la meilleure façon de résister à « l’oligarchie » et faire converger les luttes éparses. Une fois retombée l’atmosphère de meeting exalté dans ce lieu de la gauche canal historique, les potes de Fakir, Francois, Joanna, Sylvain…, s’étaient retrouvés pour prendre un pot dans un café à deux pas. Comment faire pour ne pas laisser retomber la pression, s’interrogent les agitateurs ? C’est à cet instant que quelqu’un émit l’idée d’une occupation de place à l’issue de la manifestation contre la loi travail, prévue le 31 mars.
Le DAL (Droit au logement) fut contacté pour réserver l’esplanade de la République auprès de la préfecture. On chercha à baptiser cet « after » manifestant un peu inédit : Nuit rouge ? Trop dur, trop connoté. Ce sera Nuit debout… La suite est désormais connue. Ce mercredi 20 avril, ils sont de nouveau tous là, plus remontés que jamais. À deux pas, la Nuit debout n’a entre-temps pas découché, petite Babel avec ses milliers de visiteurs et participants, ses stands où s’écoulent les essais radicaux dernier cri, sa radio, sa télé, sa commission féministe « non mixte », les militantes en hidjab du BDS (qui milite pour le boycott d’Israël) qui vendent des falafels, son assemblée générale permanente où l’on évoque l’Équateur, la vie en entreprise et le sort des réfugiés. « C’est bizarre, il y a des milliers de personnes, ça parle, mais il ne se passe rien », confie un militant de la Fédération anarchiste qui écoule le stock d’invendus de sa librairie rue Amelot. Comme lui, mezzo voce, tout le monde en convient : ça stagne. L’équivalent gauchiste de la Foire du Trône ? « Nous tournons en rond dans la nuit », prophétisait déjà en latin Guy Debord.
Le grand air de la crainte de la récup »
Pour trouver le second souffle, la bande de Fakir est de retour. Mais la Bourse du travail est désormais trop étroite pour accueillir tous ceux qui entendent concocter avec eux la suite des événements : à l’extérieur, on manque de s’écharper avec la sécurité du vénérable lieu syndical, traitée de « fasciste » quand elle boucle les portes alors que l’intérieur est déjà plein comme un œuf. À l’intérieur, sous le regard imperturbable du buste du commandeur Jaurès, Francois Ruffin, de son ton égal, placide et matois, plaide auprès des jeunes et moins jeunes faunes libertaires de la nécessité de « faire jonction » avec les organisations syndicales le 1er mai. Frédéric Lordon, l’intellectuel en chef – quoiqu’il s’en défende – du grand raout radical, prend les accents d’un orateur de la Convention pour fustiger « les chefferies éditocratiques [entendez les médias de l’oligarchie] qui veulent nous cantonner à l’animation citoyenne » et dénoncer le risque de « l’unanimisme démocratique ». Bref, il faut redonner la priorité au mot d’ordre, à la lutte et au social, quitte à forcer la main à ceux qui s’écoutent parler H24.
En face, comme attendu, ça renâcle : les noctambules debout n’ont rien contre le 1er mai, mais jouent le grand air de la crainte de la récup’, et surtout éprouvent le besoin impérieux de s’exprimer dès maintenant chacun leur tour. Le micro passe de main en main, l’atmosphère d’assemblée reprend ses droits, chacun y va de sa considération sur la banque, la démocratie, la marche du monde… « C’est dur », confie un Ruffin souriant mais crevé, contraint d’amadouer l’hydre qu’il a contribué à faire accoucher. À l’extérieur, de vieux routiers de la contestation pestent contre le manque de culture militante des petits-bourgeois apôtres de la démocratie directe. Passe le fantôme de mai 1968, CGT contre gauchistes, léninistes contre « désirants » deleuziens, mais cette fois en live sur l’application Periscope.
Meeting commun avec les syndicats le 1er mai
Le meeting s’achève dans une certaine confusion, la Fanfare invisible, brass band au répertoire contestataire, fait retentir joyeusement ses cuivres comme dans une fête chtimi. Qu’importe : François et les siens ont réussi plus ou moins à emporter l’adhésion sur l’invitation faite aux organisations syndicales à se joindre à Nuit debout. Et la petite troupe de filer déjà à grandes enjambées, dans le mode commando qu’elle affectionne, faire part de sa motion à la multitude étalée à deux pas de là, qui communie lascivement sous les étoiles aux accords de la symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, exécuté par l’orchestre classique amateur qui a posé là ses archets.
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Arrivé à la tribune des orateurs, on réussit à bousculer l’ordonnancement prévu des orateurs pour intercaler une prise de parole. Chaque terme est soigneusement pesé, pour ne pas effaroucher la masse assemblée qui ne redoute rien tant qu’émerge de ses rangs un leader ou une organisation : on informe donc modestement que, à la suite de « débats houleux » au cours de la réunion voisine, il a été suggéré que les syndicats se retrouvent pour un grand meeting commun à la conclusion de leur défilé du 1er mai, « un événement historique ». L’idée n’est pas encore mise au vote, afin de ne pas se lancer dans l’interminable processus de comptage et débats, mais simplement testée sur les esprits. Plusieurs mains s’agitent en signe d’approbation, selon la gestuelle prévue à cet effet. Les compères jaugent l’accueil de façon positive. Eux ne doutent pas que, sous les proclamations de l’horizontalité absolue, ce sont « les minorités agissantes qui font l’histoire », comme le disait le bras droit de Bernard Arnault, cet ancien flic, dindon de la farce et héros involontaire de Merci Patron !, le film filou par lequel tout a commencé.
Que pense justement de tout cela le démiurge de la Nuit debout ? « Je n’ai pas encore pété les plombs, sourit François Ruffin, qui pianote sur son téléphone pour répondre à la marée de SMS et de sollicitations qui l’assaillent depuis quelques semaines. Je ne pense pas trop pour le moment, j’avance. » S’il se doutait que le documentaire était suffisamment bien calibré pour trouver son public – « dépasser la barre des 100 000 spectateurs » -, rien ne laissait prévoir que s’ensuivrait un vaste mouvement de contestation protéiforme, « ça, c’est quelque chose qui nous a échappé ».
Depuis les États-Unis, l’agitateur et réalisateur Michael Moore en personne a salué dans un tweet le geste de son double frenchie.
Woke up to this today in the Times: French filmmaker « inspired by Michael Moore » makes a movie that sparks a revolt: https://t.co/ZUmPw1g5HA
— Michael Moore (@MMFlint) 16 avril 2016
Un signe qui compte pour Ruffin, qui ne cachait pas son admiration pour l’Américain du temps où il s’ennuyait sur les bancs du Centre de formation des journalistes. Lui ne rêvait que d’un média furibard et engagé, avec ce qu’il faut de roublardise. Aujourd’hui, le songe est devenu réalité : la nuit peut continuer à rêver debout, le camarade Ruffin court déjà concocter pour elle le lendemain qui chante.