L’effet de surprise : voilà sans doute ce qui rapproche le plus les candidatures d’Emmanuel Macron et de Jean Lecanuet. Il y a huit mois, qui aurait misé un kopeck sur Macron, météore fulgurant propulsé parmi les favoris de l’échéance de 2017 ? Qui avait vu venir aussi en novembre 1965 ce sénateur de la Seine-Maritime ? Personne, à commencer par lui-même, qui était certain d’« aller à l’abattoir », de saborder sa jeune carrière politique. Avant que son nom ne soit évoqué, le MRP, qu’il dirigeait, avait d’ailleurs sondé Jean Monnet puis Antoine Pinay. Tous avaient refusé le redoutable honneur d’oser défier le Général. La candidature de M. X, le troisième homme, alias Gaston Defferre, ayant fait pschitt. Lecanuet finalement s’était résigné : « Il y est allé par devoir, par sacrifice », résume son biographe, Philippe Priol. Et un mois plus tard, miracle : il recueille plus de 16 % des voix – près de 4 millions – et met en ballottage de Gaulle en personne.
Mais si Macron est une sensation, il ne peut plus être, à une époque hypermédiatisée, un inconnu comme le fut vraiment cet ovni rouennais dont 83 % des Français selon un sondage ignoraient l’existence. « Je m’appelle Jean Lecanuet, j’ai 45 ans » : lors de sa première apparition à l’ORTF monogaullienne et verrouillée, il se voit donc obligé de décliner son identité. Rien de tel pour Macron, chouchou des médias et qui, en outre, contrairement à Lecanuet, est un candidat tout ce qu’il y a de volontaire, sans que personne ait besoin de le pousser dans le dos.
La jeunesse et la beauté
La jeunesse est, en revanche, un autre atout commun. Quand Valls ou Fillon entament leur carrière politique en 1981, Macron n’a pas encore 4 ans. C’est un bébé en politique au regard des dinosaures qu’il affronte. Lecanuet, d’emblée, met en avant son âge pour le valoriser : « J’ai 45 ans, c’est l’âge des responsables des grandes nations modernes… J’ai décidé de me présenter, car l’avenir, c’est l’affaire de notre génération… » Quarante-cinq ans, c’est trente de moins que l’ennemi à abattre, le général de Gaulle, enfermé dans la « maison de la solitude » (l’Élysée), pour qui cet agrégé de philosophie éprouve sans doute l’aversion de l’ex-résistant de l’intérieur anonyme pour l’ancien chef de la France libre. Ce jour-là, avec un culot insensé, il ose parodier les accents gaulliens : « Personne n’a le droit de dire qu’en dehors de sa personne il y aurait le néant. »
Bronzé, photogénique, sourire étincelant – ce qui lui vaudra de la part des gaullistes le surnom de « Dents blanches » ou de « Colgate » –, Lecanuet, symptôme d’une France soixante-huitarde et de sa jeunesse qui s’ennuie, souligne soudain les rides et la fatigue d’un général qu’il voudrait envoyer à l’hospice. Une ferveur nouvelle parcourt la France. Qui dit jeunesse sous-entend modernité. La candidature de Lecanuet est d’ailleurs toute entière placée sous les feux séduisants de cette modernité puisqu’elle marque les débuts du marketing politique, téléguidée par un conseiller en communication, Michel Bongrand, qui vient de lancer les premiers James Bond en France et a étudié de près la campagne de Kennedy en 1960. Élève insolemment doué, Lecanuet est soumis à un entraînement aux médias, visionne les débats Kennedy-Nixon, pose en famille, débarque d’hélicoptère ou d’un Piper, tandis que des petits accessoires Lecanuet – stylos, porte-clés, chapeaux – inondent le marché.
Clou de cette floraison, comme le montre le documentaire de Frédéric Biamonti, La carrière du roi Jean, des jeunes femmes, la tête emmitouflée dans un foulard « Je vote Lecanuet », font le pied de grue devant l’Élysée ! Les meetings sont réglés comme des shows à l’américaine et le mythe Kennedy débarque en France pour déboulonner un autre mythe, de Gaulle. Macron, qui vient d’engager comme porte-parole Laurence Haïm, la journaliste française introduite à la Maison-Blanche, reprend aussi des références américaines, qui vont de Kennedy à Obama. Rien d’étonnant dès lors si les slogans des deux hommes trahissent un air de famille troublant : « Une France jeune dans une Europe unie, une France moderne, en marche », lit-on déjà chez Lecanuet…
La volonté de rassembler au-delà de son parti
Qu’en est-il justement du côté des idées ? À l’évidence, une même fibre européenne convaincue. Lecanuet, anticommuniste, atlantiste, était d’abord tout ce que de Gaulle n’était pas, et on ne peut pas dire que celui-ci, qui pratiquait alors la politique de la chaise vide, professait un amour débordant pour le machin de Bruxelles. Sur le plan économique, les deux hommes sont tous les deux des réformateurs, même si Lecanuet l’était, à l’époque, dans une direction plus sociale, là où Macron emprunte une voie plus libérale. Mais, sur l’échiquier politique, on relève une autre ressemblance : la volonté de rassembler au-delà de son parti. Impératif catégorique chez Macron, obsession aussi chez Lecanuet, qui, selon Priol, « souhaitait dépasser un MRP moribond, pour aller des libéraux réformateurs jusqu’aux socialistes humanistes. Quand Lecanuet évoquait le centre, c’était pour s’en affranchir, car selon cette phrase de l’Évangile, que ce chrétien citait souvent, il y a plusieurs demeures dans la maison du Seigneur. »
Reste la question de l’audace. Y en a-t-il davantage à rompre le cordon ombilical d’un gouvernement et d’un Parti socialiste prêt à le cribler de fléchettes, à tuer un père qui a pour nom Hollande, ou à vouloir déboulonner dans la France de 1965 la statue du Commandeur gaullienne ? Chaque époque a ses défis. Mais rappelons et soulignons le geste inouï et iconoclaste de Lecanuet, si bien que, pendant toute la campagne, sa mère n’osa pas sortir de chez elle. Et il paiera cher son crime de lèse-majesté, « tué gentiment », comme l’analyse François Bayrou dans le documentaire sur le « Roi Jean ». Qui sait, si Macron ne transforme pas l’essai, la manière dont il sera « tué » ?