Par quels jeux du hasard et de l’ambition le sous-préfet de Condom dans le Gers, fils d’un haut magistrat catholique, a-t-il réussi dans les affaires tout en restant au cœur de la nébuleuse mitterrandienne ? Ce joueur d’échec pour qui « la politique était aux antipodes des affaires » a su pourtant surfer pour rester longtemps à la confluence des deux. Dans les nombreuses interviews qu’il accordait dans sa période de gloire à Canal+(1986-1994), celle où il collectionnait les distinctions (manager de l’année, des médias, Emmy Award…), il a reconnu que s’il n’avait pas été dans les bagages de Mitterrand, il n’aurait pas été bombardé en 1982 patron d’Havas, alors entre les mains de l’État. Et il n’aurait pas trouvé dans les cartons de la grande agence de communication le projet de chaîne cryptée, le futur Canal+, concocté par un certain Leo Scheer passé depuis dans le monde de l’édition. Il n’empêche, sans la poigne de fer et le flair inouï d’André Rousselet, Canal+ n’existerait pas. Homme rigoureux et inflexible, il n’a pas hésité à s’entourer d’une bande de joyaux lurons qui allait réinventer la télé (les Farrugia, De Caunes, Gildas, De Greef, Denisot, sans oublier le premier d’entre eux, son fils spirituel, Pierre Lescure). Le mélange des genres, entre politique et affaires, est résumé tout entier dans la formule « Édouard m’a tuer » parue à la une du Monde, où Rousselet s’en prenait au Premier ministre d’alors, Édouard Balladur, qui avait manigancé son éviction, en 1994, de la présidence de Canal+.
« Je ne suis pas socialiste »
« Je ne suis pas socialiste », aimait à dire celui qui n’a jamais pris sa carte du PS. S’il n’était pas socialiste, il était à fond mitterrandien. La première rencontre entre les deux hommes se serait produite en 1950, à la Guadeloupe. François Mitterrand, ministre de la France d’outre-mer, découvre alors le jeune sous-préfet de Pointe-à-Pitre, André Rousselet, qui avait échoué là après l’Ariège, l’Aube et le Gers. Quand François Mitterrand devient ministre de l’Intérieur, en 1954, il se rappellera de ce fonctionnaire qui s’était illustré en Guadeloupe en s’opposant à des bourrages d’urnes, ce qui lui avait valu des remontrances de sa tutelle. Mitterrand en fait son chef de cabinet.
À partir de là, les deux hommes ne se quitteront plus. Rousselet ira à la Justice (1956-1957) et, comme trésorier et organisateur, sera de toutes les campagnes présidentielles en 1965, 1974 et bien sûr 1981. Mitterrandien, il n’appartenait pas au premier cercle de l’ancien président, comme les Georges Dayan ou Patrice Pelat. Il était un fidèle, quelqu’un qui comptait, c’était tout et c’était déjà beaucoup. Le président était invité quand il le voulait dans la villa de Rousselet sur la Côte d’Azur, les deux hommes se voyaient souvent, tous les lundis, ils faisaient un parcours au golf de Saint-Cloud. Sur le tard, c’est Rousselet que François Mitterrand désignera, peu avant sa disparition, comme exécuteur testamentaire. Une marque extrême de confiance.
« Vous n’êtes pas fait pour la politique », aurait dit un jour François Mitterrand à Rousselet. Sans jamais s’en détacher, ce dernier n’en a jamais fait non plus son activité principale. Une seule fois, il a franchi le pas, par fidélité, en se faisant élire, en 1967, député de Haute-Garonne, avec l’étiquette FGDS, siège qu’il perdra un an plus tard avec la vague bleue de juin 1968. L’opération ne sera pas renouvelée. Pour Rousselet, la politique, c’était d’abord l’ombre de Mitterrand. C’était assurer la dimension matérielle et tirer les ficelles. Le lendemain de l’élection gagnée du 10 mai, il confie au nouveau président qu’il ne vise aucun ministère, qu’il veut rester à ses côtés, à l’Élysée. Un poste est inventé pour lui, directeur de cabinet, poste qu’il occupera seulement quinze mois avant d’aller chez Havas (1982). « La politique, disait Rousselet, cela ne peut réussir que dans le flou artistique. » En fait, la décision politique la plus marquante de Rousselet, la seule peut-être, ce n’est pas de s’être placé dans le sillage de Mitterrand, c’est d’avoir quitté la préfectorale quand de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958. Il faut dire qu’alors il n’était guère en odeur de sainteté chez les gaullistes. Il aurait dû être nommé directeur des abattoirs de La Villette et, au dernier moment, Michel Debré, alors Premier ministre, avait annulé le décret.
Changer de vie
Que faire quand on renonce à l’administration ? Rousselet n’a fréquenté ni Polytechnique, ni l’ENA et possédait pour tout viatique une licence en droit. Comme son mentor a été, un temps, déconsidéré par l’affaire de l’Observatoire (1959), il lui fallait changer de vie. Grâce à une petite annonce, il décroche un job aux relations extérieures de Simca, tout occupé alors à faire décoller son Ariane. C’est là que l’ancien préfet repère une affaire. Simca possède une flotte de taxis (150) qui ne cesse de perdre de l’argent. Rousselet persuade la direction qu’il peut rétablir les comptes. « Si c’est cela, lui dit-on en substance, on te passe l’entreprise ». En 1963, Rousselet qui n’avait pas un sou vaillant, va voir les banques et, habile négociateur, monte des tours de table à son avantage. On connaît la suite. La petite entreprise deviendra la G7 qui, aujourd’hui encore, fait tourner la moitié des taxis parisiens. Elle est gérée par l’un de ses fils, Nicolas, un HEC de 52 ans qui dirige aussi le loueur de voitures Ada (Son autre fils Philippe est producteur de cinéma). En position de monopole, la G7 est aujourd’hui en pointe contre l’arrivée de nouveaux venus sur le marché, les VTC et autres Uber. C’est un exemple caricatural de mélange des genres entre politique et affaires : la réussite de la G7 a toujours été tributaire d’excellentes relations avec le ministère de l’Intérieur – c’est là que sont fixées les règles gouvernant les taxis. La société, qui jouit d’une incomparable rentabilité, permet à la famille Rousselet, avec 200 millions d’euros, de figurer au 273e rang des fortunes professionnelles du magazine Challenges. L’argent gagné avec les taxis a permis à Rousselet de se lancer dans d’autres aventures sans grands lendemains : les chaussures, la distribution, la sécurité, sans oublier une galerie d’art (il était féru de peinture contemporaine). Et que dire des journaux ? Une obsession pour Rousselet, qui n’a cessé de collectionner les bides (Sports magazine, Infomatin, Télévision, Le mensuel…). Mais qui a eu la sagesse, à chaque fois, de s’arrêter à temps pour limiter la casse.
Un nom dans les affaires
Aucun doute, si Rousselet a laissé un nom dans les affaires, c’est bien sûr grâce à Canal+, une spectaculaire réussite. Peut-être parce que c’est là, bien plus qu’à la G7, que Rousselet a donné toute sa mesure. Rusé et brutal (« je tue uniquement si je suis attaqué »), charmeur mais doué d’un humour caustique (« J’ai été plus longtemps garagiste qu’homme politique »), négociateur patient mais parfois emporté (Berlusconi s’en souvient), l’homme agaçait et dérangeait. C’est sûrement grâce à cette personnalité qu’il a réussi à créer Canal+ de toutes pièces.
Aujourd’hui « sa » télé prospère encore (avec plus de 15 millions d’abonnés dans le monde), malgré les attaques du Qatar avec BeIn. On en oublierait presque que l’affaire a failli couler dès les premières années. Car une fois obtenu le feu vert de l’Élysée pour lancer la chaîne cryptée, l’univers télévisuel (les trois chaînes publiques) est complétement dynamité par… l’Élysée en une manœuvre typiquement mitterrandienne. Le président, en autorisant le lancement de chaînes privées (la 5 et la 6), a désarçonné son ami Rousselet au moment où il commençait d’installer Canal+ dans le PAF. Le nombre d’abonnés s’est mis à baisser. La situation était à ce point critique que des proches du président se sont ligués pour couler le projet Canal. En 1984, l’homme d’affaires Jean Riboud, ancien PDG de Schlumberger, devenu conseiller occulte de François Mitterrand et Laurent Fabius, le tout jeune Premier ministre, suggéraient d’abandonner le cryptage et de passer Canal en clair, comme les autres télés. Rousselet s’est accroché comme un fou, obtenant au final de l’Élysée un arbitrage en sa faveur. De cet affrontement, Rousselet avait gardé une rancune tenace contre Fabius (« un incompétent »). En lançant le porno du samedi et le foot à tout crin, en renforçant la couleur anar de sa chaîne (qu’il ne prisait pas toujours à titre personnel) avec les Guignols, les Nuls, sans oublier un pétomane, il a fait de Canal+ un succès international. Et avec sa programmation de films à haute dose, il a placé la chaîne au cœur de l’industrie cinématographique française. Courtisée et abhorrée, la chaîne a affronté de sérieux différends avec les professionnels, avec un Rousselet qui ne refusait jamais la bagarre. Mais ce n’est pas ça qui le fera tomber, il maîtrisait. Non, il tombera par où il était arrivé : la politique.
En 1994, un putsch ourdi par le Premier ministre Édouard Balladur l’évince brutalement de la présidence de Canal+. C’est là qu’il lance son fameux « Édouard m’a tuer ». Après cela, Rousselet, au moindre mouvement de capital autour de « sa » chaîne, ne cessera de sortir de sa boîte en lançant des anathèmes contre les big boss de Vivendi, Jean-Marie Messier, et plus tard Jean-René Fourtou. Rousselet ne pardonnait rien, il avait la rancune tenace. Même Pierre Lescure, son fils spirituel qui lui a succédé en 1994, avait baissé dans son estime pour avoir trop concédé à ses actionnaires. Quand il a été évincé de Canal+, Rousselet avait 72 ans. Trop tard pour prendre une revanche en créant une autre télé. C’est sûrement pour cela que jusqu’au bout, il se souciera du sort de « sa » chaîne, comme s’il ne l’avait jamais quittée.