Faut-il réhabiliter « l'assassin » Jules Moch ?

Jules Moch ? « Un nazi », « un assassin », « une basse canaille », « un matraqueur d’ouvriers », disaient de lui ses opposants communistes dans les années 1950 et longtemps après. En 2017, ceux à qui ce nom, Jules Moch, évoque encore quelque chose ont les mêmes idées en tête : l’ancien ministre socialiste de l’Intérieur est et restera l’homme qui a réprimé dans le sang des révoltes ouvrières. Et il ne sera rien d’autre. L’infamie écrase le reste, occulte tout, interdit le moindre rappel biographique qui s’écarterait de ses années place Beauvau.

Décembre 1947, des grèves paralysent le pays. Certaines dégénèrent. La police empêche le sabotage de lignes d’électricité dans la région parisienne par des militants communistes. Ministre de l’Intérieur, Jules Moch fait réquisitionner des gradés électriciens et mobilise des escadrons de police sur des lieux stratégiques. Après plusieurs jours de blocages et de conflits, qui entraîneront la mort de 16 voyageurs après le déraillement d’un train consécutif à l’action de militants, le mouvement s’épuise, les syndicats reculent. Le succès du ministre de l’Intérieur, adepte de l’ordre républicain, quoi qu’il en coûte, est cependant terni par la mort de deux cheminots à Valence et d’un mineur dans le Gard.

Contre les pleins pouvoirs à Pétain

L’époque, la nôtre, n’aura pas retenu contre Moch les expulsions de travailleurs étrangers qui ont pris part à des échauffourées… Reste que sa mémoire est définitivement associée à ces tristes faits, qui font ainsi réagir le député européen socialiste Emmanuel Maurel : « Jules Moch n’a pas une place enviable dans l’histoire du socialisme français. » Certes, mais on conseille à Emmanuel Maurel la lecture d’un livre très instructif, Les Parias de la République (Perrin), écrit d’une plume rigoureuse par Maxime Tandonnet, haut fonctionnaire et ancien conseiller de Nicolas Sakozy à l’Élysée. Entre divers portraits de « parias » – Alexandre Millerand, André Tardieu, Georges Bidault… –, l’auteur narre le parcours de Jules Moch, dont la grandeur d’âme, passée aux oubliettes, s’est pourtant illustrée à maintes reprises au cours de l’histoire. M. Maurel sait-il, par exemple, que l’ancien ministre de l’Intérieur fait partie des 80 parlementaires qui, sur les 669 présents dans la salle du casino de Vichy le 10 juillet 1940, refusèrent de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, s’opposant très violemment à la majorité du groupe socialiste favorable alors à Pierre Laval ?

Avant cela, dès 1938, il s’était farouchement opposé, contre l’avis de son plus proche ami Léon Blum, aux accords de Munich. S’il les vota, finalement, ce fut au nom de cette amitié qui lui était chère et qui n’aurait pas survécu à un tel désaccord. Dans ses mémoires, Moch évoque « le diktat de Munich », qui ouvre la voie à une nouvelle guerre.

Le 3 septembre 1939, à la suite de l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht, il vote en faveur de la guerre contre l’Allemagne. Le député de Sète écrit dans ses mémoires : « Je suis désespéré. Je ne crois pas qu’il existe pire supplice pour un père que d’avoir à prendre une part de responsabilité dans un vote pour la guerre quand il a des fils en âge de se battre et lorsque son espoir, tout au long de ces quatre années (1914-1918), a été que ses fils ne vivent pas de telles journées. Je vote tout de même. Puis je m’effondre en larmes à mon banc. » André, l’un de ses deux fils, est assassiné par la Milice en juin 1942, en Isère. Un drame qui marquera profondément sa vie et fera basculer sa femme, Germaine, dans une démence dégénérative avant son suicide en juillet 1962.

L’intérêt commun au-dessus de tout

M. Maurel sait-il également qu’à la suite de son vote anti-Pétain, Jules Moch fut interné dans l’Indre, qu’il a rejoint la France libre à Londres en avril 1943, puis à Alger?

En 1945, il devient ministre des Travaux publics et des Transports. C’est à lui, le premier, que le général de Gaulle confie son intention de démissionner. « Puisque je ne puis gouverner comme je le veux, c’est-à-dire pleinement, plutôt que de devoir démembrer mon pouvoir, je m’en vais », lui dit le général en janvier 1946.

En dépit de l’immense respect qu’il a pour le grand homme, Moch s’opposera ensuite à lui, notamment s’agissant de son rapport aux institutions. Pour le socialiste, une Ve République mettrait le chef de l’État dans l’habit d’un dictateur omnipotent. En outre, il tenait que le renforcement du pouvoir exécutif exposerait la fonction présidentielle au chantage direct de la rue, sans le filtre du Parlement. « La France veut être gouvernée, martelait-il. L’homme de la rue souhaite que règne l’ordre et s’exerce l’autorité. » Polytechnicien, défenseur du pouvoir parlementaire, Moch n’en est pas moins un homme autoritaire, ferme, plaçant l’intérêt commun au-dessus de tout. Maxime Tandonnet raconte que l’élu perdit son premier poste de député de la Drôme notamment en raison de son refus d’accorder des passe-droits ou de menus services à ses électeurs… « La loi est la même pour tous ! » répondait-il à ceux qui sollicitaient une faveur.

Il découvre la réalité du communisme dès 1921

Avant les accusations d’assassinat d’ouvriers, on l’a présenté comme un « grand bourgeois », « millionnaire » et « arrogant ». Selon Tandonnet, il était juste « pudique », voire « timide ». Né d’un père dreyfusard et ami du capitaine Dreyfus, Moch a une passion pour la justice qui n’a d’égale que son patriotisme. Avant de s’engager en politique, il travailla en tant qu’ingénieur pour une société d’équipement de voies ferrées. En 1921, affecté à Moscou, il découvre la réalité du communisme, qui suscite son rejet, puis son adhésion au Parti socialiste.

Jusqu’à la fin de sa vie, il sera inclassable, bien que se disant de gauche, étatiste et patriote. Il se méfiait de l’Europe, milita en faveur de la décolonisation et contre le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest après la guerre. Il n’aimait pas Mitterrand et fustigeait le programme commun, plus communiste que socialiste, selon lui. À la fin de sa vie, il se fit un plaisir de rappeler quelques fondamentaux à cette gauche mitterrandienne obnubilée par l’accession au pouvoir, quitte à se renier ou à se dénaturer. Que le PS ait à sa tête un leader machiavélique, qui s’est compromis à Vichy, et à sa base une idéologie soixante-huitarde triomphante lui était insupportable.

Ses anciens compagnons lui reprochaient-ils sa gestion des manifestations ? Il en rajoutait : « Quelque chose ne tourne pas rond chez nous. Chacun constate que les routiers peuvent barrer les autoroutes, les viticulteurs clore nos frontières, les étudiants saboter leurs cours, se livrer parfois à des voies de fait sur leurs maîtres. » Mai 68 n’est pour lui que « les excès de groupuscules, trotskistes, pro-chinois ou fascistes », dont il réprouve les manifestations « scandaleuses » comme celle qui consista à scander des mots d’ordre hostiles devant la tombe du Soldat inconnu. Directeur de l’hebdomadaire socialiste L’Unité, Claude Estier répond que « les militants socialistes ne se reconnaissent pas en Jules Moch et n’ont rien à faire de ses leçons ».

En 1974, Moch, « par fidélité pour Léon Blum », ne renouvelle pas sa carte au PS. Il parle du « drame de sa vieillesse ». Il meurt en 1985. La lecture des Parias de la République et d’Une si longue vie, son livre de souvenirs publié en 1976, permettra à Emmanuel Maurel et à d’autres, tous ceux qui font de Jules Moch le dernier des assassins socialistes, de regarder différemment le parcours des hommes qui ont fait l’histoire.

« Les Parias de la République » de Maxime Tandonnet, Perrin, 23,90 euros.