Tout a été dit ou presque sur le procès hors norme de Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République. Avoir déclaré l’ancienne ministre coupable de « négligence » dans l’affaire Tapie-Adidas sans l’avoir condamnée à quoi que ce soit procède déjà, de la part des juges, d’un curieux état d’esprit. Que ce procès, initié à la suite d’une plainte contre la directrice du FMI déposée par des parlementaires socialistes, parmi lesquels Jean-Marc Ayrault et Jérôme Cahuzac, soit arrivé à son terme pose ensuite question sur son aspect politique. Quand on sait enfin que, parmi les quinze juges de cette CJR, on ne compte que trois magistrats professionnels pour six députés et autant de sénateurs choisis par leurs collègues, on peut facilement imaginer les arrière-pensées qui ont pu virevolter dans ce tribunal très spécial à l’aube d’une période électorale brûlante d’intensité.
Tout a été écrit également, ou presque, sur cette fameuse « négligence » qui est reprochée à Christine Lagarde : ne pas avoir contesté le résultat de l’arbitrage accordant des centaines de millions d’euros à Bernard Tapie. Or, en matière d’arbitrage, selon les spécialistes, les chances de succès d’un tel recours sont extrêmement minces. L’avocat Daniel Soulez Larivière, qui connaît bien la question, estime qu’un « appel-nullité » dans ce genre de dossier a une chance sur mille de réussir. Et pourtant, c’est sur cette base que la directrice du FMI a été condamnée par la CJR. Que s’est-il donc passé ? Tout simplement le témoignage d’un homme, Bruno Bézard, totalement inconnu du grand public mais détenteur d’immenses pouvoirs, ceux des généraux de haut rang qui dirigent l’armée des technocrates de Bercy et ont de ce fait un sentiment d’immunité et une grande capacité de nuisance : le côté obscur de ce château hors du monde ?
« Un modèle et une caricature de haut fonctionnaire »
Ce Bruno Bézard est un phénomène : issu d’un milieu modeste, père contremaître en Picardie, mère assistante médicale, incroyablement doué pour les études et bosseur acharné, il va monter jusqu’au sommet du système français : diplômé de Polytechnique, il enquille sur l’ENA dont il sortira major, avant d’intégrer l’Inspection des finances, puis de grimper un à un tous les échelons de Bercy. Elsa Conesa pour Les Échos en a fait un portrait grinçant : « C’est un véritable moine-soldat, dévoué corps et âme au service public, avec ses raideurs et son intégrité, écrit-elle, un pur produit de la méritocratie républicaine. […] En 2000, avouant une certaine tendresse pour la gauche, il rejoint le cabinet de Lionel Jospin à Matignon, sans toutefois adhérer au Parti socialiste. »
Un patron l’a croqué ainsi : « C’est à la fois un modèle et une caricature de haut fonctionnaire. » Un autre a dit de lui : « Comme nombre de hauts fonctionnaires, il a la conviction qu’il détient à lui seul l’intérêt général. » À Bercy, on l’affecte d’un « petit côté Fouquier-Tinville » et on lui reconnaît « l’art des rapports de force »… On aura compris : Bruno Bézard, avec son cerveau qui sort de l’ordinaire et une carrure d’armoire à glace, en impose à tout le monde, ses collègues de Bercy, les patrons qu’il est amené à rencontrer et les ministres qu’il côtoie.
Nommé à la direction du Trésor
Nommé directeur adjoint de l’Agence des participations de l’État (APE) en 2003, il en sera le directeur général entre 2007 et 2010, puis finira par accéder, après le retour de la gauche au pouvoir en 2012, à la très prestigieuse et très convoitée Direction du Trésor, l’un des plus beaux postes de la République, là où les salaires des directeurs sont plus élevés que ceux de leurs ministres.
Cela étant, une question se pose : quel rapport avec Christine Lagarde, ministre de l’Économie et des Finances sous la présidence Sarkozy ? Réponse : justement cette APE, qui gère et surveille comme le lait sur le feu – mais pas toujours – les participations de l’État dans les plus grandes entreprises, Renault, EDF ou Areva. Bruno Bézard y gérera les plus gros dossiers des années 2000 : création de La Banque postale, privatisation des autoroutes, fusion de GDF/Suez, cotation d’EDF…
De Bercy à un fonds d’investissement franco-chinois
Consulté à plusieurs reprises par le cabinet de Christine Lagarde et sans doute par la ministre elle-même, sur la question d’un appel après l’arbitrage Tapie, il s’oppose à chaque fois à tous ceux qui n’en sont pas partisans, avec la certitude, frisant l’arrogance, d’avoir raison envers et contre tous, y compris contre sa patronne. Le chroniqueur judiciaire du Figaro Stéphane Durand-Souffland, qui l’a vu témoigner avec une certaine brutalité contre Christine Lagarde, écrit que Bruno Bézard n’a « jamais digéré » la décision de sa ministre qui n’a pas voulu suivre ses conseils ainsi que les avis des « hauts fonctionnaires arrogants et sûrs de leur immense valeur, énarques pour qui les politiques nommés à la tête de Bercy font à l’évidence figure d’éphémères zozos »…
Seulement voilà, lorsque Bruno Bézard témoigne contre son ancienne ministre et fait basculer son procès vers une condamnation pour « négligence », il n’est plus à Bercy. Il a démissionné en mai 2013, à l’âge de 53 ans. Il n’est plus le haut fonctionnaire conquérant et admiré de ses pairs, « le moine-soldat dévoué corps et âme au service public ». C’est totalement incongru et d’autant plus sidérant qu’il a quitté Bercy pour intégrer un vulgaire fonds d’investissement franco-chinois, Cathay Capital, dont certains capitaux sont curieusement abondés par une banque publique française, Bpifrance, ce qui d’évidence pose un gros problème déontologique.
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L’omerta règne
Cathay Capital doit, semble-t-il, une grande partie de son succès à des fonds publics, mais la Commission de déontologie chargée de donner son feu vert aux fonctionnaires qui partent dans le privé ne trouve rien à y redire et donne sans sourciller à Bruno Bézard son « avis de compatibilité ». À Bercy et dans le milieu, « tout le monde est tombé de sa chaise, mais l’omerta règne ». On n’avait encore jamais vu un directeur du Trésor quitter ainsi l’administration, la cinquantaine venue, pour se lancer dans une gargote financière de médiocre niveau international. Mais ce n’est peut-être pas le pire…
« En plaidant pour Mme Lagarde, écrit Stéphane Durand-Souffland, Me Patrick Maisonneuve remarquera avec malice que l’infaillible M. Bézard avait été moins inspiré en recommandant l’achat d’Uramin par Areva, opération qui s’est soldée par un autre gouffre financier. » Bruno Bézard, qui représentait alors le gouvernement au conseil d’Areva, avait donné son accord à Anne Lauvergeon pour dépenser près de 2 milliards d’euros dans l’achat de mines d’uranium en Afrique, en réalité des mines sans uranium, une gigantesque arnaque qui avait défrayé alors la chronique et pour laquelle on attend toujours un procès ! Vous avez dit bizarre ? Un procès pour « négligence », peut-être ? Ce serait un minimum…