Cette justice pénalisée par un manque de moyens

Dans un entretien au JDD ce dimanche, le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas déplore l’état financier déplorable de la justice en France qu’il estime «à bout de souffle». En février dernier, Libération était allé visiter deux tribunaux à Bobigny et à Nancy qui illustraient les difficultés quotidiennes du système judicaire en France.

Pour une première, François Hollande aurait très certainement préféré un contexte plus apaisé. Mais c’est devant une profession judiciaire très remontée à la fois contre le projet de loi antiterroriste et par le manque de moyens d’une institution au bord de l’asphyxie, que le chef de l’Etat est venu assister, vendredi, à la prestation de serment de la promotion 2016 de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM). Une première pour un président de la République depuis la création de l’école en 1958.

Accompagné par le nouveau garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, Hollande a assuré que le projet de loi sur la réforme pénale «n’enlève rien aux attributions de la justice». «Le juge d’instruction conserve pleinement sa place», a-t-il insisté. Hollande s’adressait aux 366 auditeurs de justice (élèves magistrats), qui ont débuté leur formation cette semaine. Il s’agissait pour lui de venir saluer la plus grosse promotion jamais accueillie par l’ENM. Le nombre d’auditeurs de justice est passé de 138 en 2011 à 275 en 2014 et 263 en 2015. En 2016, ce recrutement «exceptionnel» avait été décidé dans le cadre d’«un plan de lutte contre le terrorisme et la radicalisation». Lors de son dernier discours prononcé depuis la chancellerie, Christiane Taubira avait vanté, elle aussi, ce bilan sans précédent. Mais malgré un budget en hausse (celui du ministère de la Justice a grimpé de 7,14 milliards d’euros en 2011 à 7,94 milliards en 2015), les tribunaux français ne constatent toujours pas les effets de cet effort. Libération est allé visiter deux d’entre eux, où l’exercice au quotidien de la justice est de plus en plus difficile.

 

A Bobigny : «C’est pour la justice au quotidien qu’il y a besoin de monde»

Monsieur P. a entamé une procédure de divorce en septembre. Après de nombreux appels en vain, il est venu ce matin-là au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny pour savoir si une date d’audience était prévue, son avocat étant lui-même sans nouvelles. Monsieur P. s’adresse calmement à la secrétaire au greffe du juge des affaires familiales (JAF) : «Combien de temps je vais attendre ?» «Ça dépend de la chambre sur laquelle vous tombez, répond-elle. Dans celle-ci c’est douze mois, dans celle-là quatorze.» La veille, vingt et un couples sont passés devant deux magistrats en une matinée. Le dossier de Monsieur P. n’est pas encore arrivé. Pendant ce temps, une femme discute avec une jeune assistante sociale dans le hall d’accueil. C’est la deuxième fois qu’elle vient, et elle ne sait toujours pas comment son fils peut être naturalisé. Toutes deux voulaient consulter un conseiller juridique gratuit, mais on leur a répondu qu’il était 11 heures et qu’il y avait déjà trop de monde. Il faudra revenir lundi.

Enjeux. Des histoires comme celles-ci, le tribunal de la deuxième juridiction la plus importante de France en regorge. Cela fait de nombreuses années que les magistrats, les avocats et les greffiers de Bobigny tirent la sonnette d’alarme à propos du manque de postes face au nombre de dossiers à traiter. Conséquence des mutations en cours, des départs à la retraite et du temps de formation à l’Ecole nationale de la magistrature, les annonces faites par le ministère de la Justice pour 2016 ont décrété l’alerte générale : perte de 25 % des magistrats du siège et de 8 % des juges du parquet. Le 1er décembre, une motion votée par l’ensemble des magistrats et signée par les deux principaux syndicats (le Syndicat de la magistrature et l’Union syndicale des magistrats) dénonçait «un réel danger pour les justiciables de Seine-Saint-Denis», citant comme conséquences le non-traitement de 160 dossiers d’instruction et la suppression de seize audiences civiles par mois à compter du 1er janvier. «Après les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, force est de constater que les pouvoirs publics n’ont manifestement pas pris la mesure des enjeux spécifiques qui pèsent sur ce département», disait encore le communiqué. Les syndicats ont depuis été reçus au cabinet de la ministre de la Justice, avant la démission de Christiane Taubira du gouvernement, réunion pendant laquelle la création d’un groupe de travail sur les juridictions en difficulté a été envisagée. Celui-ci a annoncé la création d’un poste de magistrat au siège en 2016, le retardement d’un départ, l’arrivée en juin d’un juge en formation et l’affectation de juges «placés» [temporaires, ndlr] par la cour d’appel. Des renforts devraient être apportés par des magistrats honoraires et des contractuels en mars, dans le cadre du plan antiterroriste. «Il ne faut pas seulement des juges antiterroristes, estime Sophie Combes, du Syndicat de la magistrature. C’est pour la justice au quotidien qu’il y a besoin de monde.»

«Déni de justice». Avec les tribunaux voisins de Nanterre (Hauts-de-Seine) et de Créteil (Val-de-Marne), le TGI de Bobigny subit de plein fouet la pénurie de postes, notamment au JAF et au service pénal, plusieurs tribunaux d’instance dépendant de lui pour de nombreuses procédures plus ordinaires que le crime d’assises, de l’expulsion locative au surendettement. De quoi envenimer le quotidien d’habitants dont beaucoup passent par l’aide juridictionnelle pour défendre leurs droits. Chaque procédure fait traîner le reste, quand elle n’en ouvre pas une nouvelle. Exemple parmi d’autres : sans décision du JAF dans une procédure de divorce, impossible de demander un logement social ou de percevoir des allocations familiales. «Certains se domicilient ailleurs, dorment dans leur voiture ou continuent de vivre sous le même toit», poursuit Sophie Combes. Un «déni de justice» pour Perrine Crosnier, avocate à La Courneuve depuis trente-cinq ans. Elle doit régulièrement expliquer à ses clients pourquoi ils doivent attendre : «Comment avoir confiance en la justice, puisque quand ils ont l’idée d’y recourir il ne se passe pas grand-chose ? De tels délais entretiennent le sentiment d’abandon. Il faudrait des zones judiciaires prioritaires : que les gens aient au moins le sentiment d’être traités sans discrimination.»

Une autre procédure, aux prud’hommes celle-là, occupe la vie du même Monsieur P. depuis deux ans. Les juges ont désigné un juge professionnel au mois d’août. Aucune date d’audience n’a été fixée depuis.

 

A Nancy : «J’ai peur que cette situation  ne décourage de travailler pour la justice»

Couvert de vitres, le bâtiment marron, construit en 1982, fait figure d’ovni architectural dans le quartier résidentiel du parc Sainte-Marie de Nancy. On y accède par une passerelle en béton. Chaque jour, entre 700 et 800 visiteurs passent le portique de sécurité, pourtant «nous avons obtenu l’agrément d’ouverture au public il y a seulement quatre ans», s’amuse Maurice Schreyer, secrétaire régional adjoint de CFDT Interco Lorraine. Dans le hall, quatre ascenseurs. Seuls deux sont en état de marche. «Les deux autres ont cessé de fonctionner au début des années 2000», explique le juge pour enfants Eric Bocciarelli, représentant local du Syndicat de la magistrature (SM). Au deuxième étage, dans la salle d’attente du juge des affaires familiales (JAF), une latte du plafond, manifestement tombée, est posée sur le bord de la fenêtre. Les murs sont fissurés, les sièges abîmés, les stores défectueux. «Imaginez un couple en plein divorce qui se retrouve dans cet espace avant de passer devant le juge…» fait remarquer Romaric Pierre, greffier au service accueil du tribunal. Dans les couloirs, le ciment est apparent sous les dalles manquantes, la peinture des murs écaillée, de nombreuses fissures et autres infiltrations apparaissent le long des cloisons. «Le bâtiment a été construit sur des marécages, explique Maurice Schreyer, il est composé de trois tours qui jouent entre elles, et la Cité s’enfonce.» Du côté du juge pour enfants, les murs des toilettes sont maculés de tags injurieux, les plafonds ont été partiellement brûlés au briquet. Au troisième étage, une cafeteria a été improvisée pour le personnel. «C’est l’ordre des avocats qui a contribué financièrement à l’achat des pots de peinture», raconte Maurice Schreyer. «On est obligé d’avoir recours en permanence au système D mais il arrive un moment où la bonne volonté ne suffit plus», déplore Romaric Pierre.

Critique. La liste des indices qui révèlent la situation critique dans laquelle se trouve le tribunal de Nancy est longue : fils électriques qui pendent dans la petite bibliothèque aux maigres rayons, traces de suie autour de la porte d’une pièce incendiée il y a plus de dix ans, système informatique qui rame, affichettes faites à la main… En cause, la baisse continue du budget de fonctionnement. «Il est de 72 000 euros cette année. En trois, quatre ans, il a chuté de 40 %», explique Maurice Schreyer. «En juin, on n’aura plus d’argent, s’inquiète Eric Bocciarelli, nous sommes proches de la cessation de paiement.» Maurice Schreyer renchérit : «Nous serions une entreprise privée ou un ménage, au mois de juin, on nous couperait tout et la justice nous condamnerait.»

Médecins et traducteurs payés au lance-pierres, certains experts non rémunérés depuis un an et demi… «J’ai peur que cette situation ne décourage les gens de travailler pour la justice», appréhende le magistrat. L’impact sur le personnel est lourd, et les effectifs en souffrance. «En dix ans, nous avons perdu dix postes alors que les réformes de la justice nous demandent de plus en plus de compétences et nous imposent toujours plus d’obligations sans nous donner les moyens», constate Maurice Schreyer. A Nancy, quinze postes sur les effectifs théoriques ne sont pas pourvus. «Au final, c’est le justifiable qui trinque», s’indigne Romaric Pierre. «Pour obtenir une décision du JAF, les délais sont passés de deux à quatre mois», affirme-t-il.

Double peine. Même son de cloche du côté des avocats, solidaires du cri d’alarme des magistrats contraints, selon lui, de procéder à «du replâtrage permanent» pour faire face au manque d’effectifs et de moyens. «Pour un simple litige qui devrait être réglé en deux mois, les délais de report vont jusqu’à neuf mois, sans compter les délais de rédaction de jugement, explique Frédéric Ferry, bâtonnier des avocats de Nancy. Pour le justiciable, c’est la double peine.» «Je ne peux pas être assisté d’un greffier alors que la loi en prévoit la présence à chaque audience, indique Eric Bocciarelli. Au départ, c’est ponctuel, puis l’exception finit par devenir la norme.» Dans les étages ou dans les salles d’audience borgnes car situées au sous-sol du bâtiment, «la justice quotidienne est rendue dans des conditions de plus en plus dégradées», s’indigne le juge pour enfants s’inquiétant qu’«aucune amélioration ne soit en vue» et reconnaissant qu’à l’échelle nationale, le tribunal de Nancy «ne fait pas figure d’exception».

Grégoire Biseau , Pierre Benetti , Sandrine Issartel (Correspondance à Nancy)