Myriam Marzouki : «Je suis beaucoup de choses en même temps, c’est cela la France !»

A l’occasion de la journée de la femme Myriam Marzouki, féministe athée, convoque nos imaginaires et nous questionne dans un nouveau spectacle : «que voyons-nous et qui voyons-nous lorsque nous voyons une femme qui se couvre les cheveux ?»

La journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, est l’occasion d’interroger cette figure symbolique et controversée de la «femme voilée». Sujet de nombreux travaux de sciences sociales, il arrive aussi que l’art se saisisse de la représentation de ces femmes. C’est le cas de Ce qui nous regarde (1), spectacle mis en scène par Myriam Marzouki. Féministe et athée, elle convoque nos imaginaires et nous questionne : «que voyons-nous et qui voyons-nous lorsque nous voyons une femme qui se couvre les cheveux ?».

Béligh Nabli – Quel sens cette journée des droits des femmes revêt pour vous ?

Myriam Marzouki – Elle est bien évidemment l’occasion de faire entendre l’actualité d’une revendication d’égalité des droits entre hommes et femmes. Elle est surtout l’occasion de rappeler que partout, dans toutes les sociétés, bien que sous des formes différentes, cette égalité n’existe pas. Et que même lorsqu’elle est inscrite dans le droit, elle ne s’observe pas dans les faits. Ensuite d’un point de vue personnel, je déplore qu’on ait encore besoin, dans un pays comme la France d’avoir une telle journée. Cela sous-entendrait quand même que tous les autres jours de l’année seraient les journées des droits des hommes…

Myriam Marzouki. Photo Elise Pinelli

BN – La question de l’égalité se pose-t-elle en des termes particuliers dans le milieu du théâtre en particulier?

MM – Je dirais oui et non. Non parce que comme dans tous les milieux, dans celui du théâtre et disons plus généralement dans le monde du spectacle vivant, de l’art et de la culture, s’observent ce qui s’observe dans tous les secteurs de la société : des fonctions très genrées et surtout une inégalité flagrante d’accès des femmes aux postes de responsabilité, aux fonctions de direction des institutions culturelles (avec des différences selon les arts), une inégalité des moyens de production entre artistes hommes et femmes. Depuis 10 ans, plusieurs rapports ministériels, des revendications portées par des associations dont l’association H/F ont à la fois permis de rendre cette situation visible et de la faire évoluer très récemment vers une plus grande égalité. Ce qui est particulier c’est que la question de l’égalité se pose avec des enjeux spécifiques pour les artistes du spectacle vivant car les auteurs et les metteurs en scène donnent à voir une représentation du monde et de la société. Or trop longtemps, notre milieu s’est cru naturellement immunisé contre l’inégalité jusqu’à ce qu’il réalise à son corps défendant à quel point les œuvres écrites, composées, mises en scène par des femmes étaient si peu nombreuses. Je dirais que ces 5 dernières années les choses ont commencé à changer car des revendications fortes ont été portées et qu’on a commencé à les entendre. La place des artistes femmes et aussi des directrices de structures culturelles a évolué dans le bon sens, sans qu’il faille s’arrêter en chemin car il y a encore du chemin à faire ! Une autre question s’affirme maintenant depuis peu, car la révélation d’une inégalité structurelle en révèle une autre : l’inégalité en termes de représentation des artistes et créateurs, créatrices, d’origines diverses, non blanches, non européennes, issus de ce qu’on appelle la « diversité ». C’est le sens du très récent manifeste Décolonisons les arts. Et c’est un autre chantier de l’égalité qui approfondit celui de l’égalité entre femmes et hommes.

BN – La «femme voilée» est devenue une figure particulièrement chargée sur le plan symbolique. Votre démarche consiste-t-elle à l’humaniser et ainsi à la «désidéologiser» ? Décider aujourd’hui de porter un voile ne relève-t-il pas aussi de l’acte politique, dimension qu’elle ne revêtait pas il y a quelques décennies ?

MM – Ma question d’artiste pour ce spectacle est la suivante : que voyons-nous et qui voyons-nous lorsque nous voyons une femme qui se couvre les cheveux ? Désidéologiser ce serait supprimer l’idéologie, or je crois précisément que nous sommes tous, malgré nous, traversés, nourris d’idéologies diverses et contradictoires et c’est toujours idéologiquement que nous regardons le monde car nous sommes des animaux de culture. C’est pour cela que le travail de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman a tellement inspiré mon travail sur ce spectacle : regarder ce n’est jamais simplement voir ce qu’il y a à voir. Entre ce que je regarde et ce qui est regardé, il y a ce que je crois voir, ce que je veux voir, il y a tout un jeu, une circulation de mémoire, d’affects, d’associations d’imaginaires et il y a la manière dont ce que je regarde me regarde à son tour… La force du théâtre c’est à la fois de questionner les archétypes humains et de les incarner dans une singularité : Alceste chez Molière est bien LE misanthrope, mais il est d’abord et surtout Alceste, et Célimène n’est pas seulement LA coquette, c’est la singularité d’un personnage complexe. Alors allons voir au-delà de l’icône de « LA femme voilée » et nous allons peut-être y entendre des résonnances historiques inattendues, y voir des imaginaires oubliés, des questions intimes et compliquées pour chacun, et surtout des singularités humaines, diverses et contradictoires.

BN – Votre histoire ainsi que votre pièce ont une résonance particulière en ces temps de passions identitaires. Quelle est votre réflexion au sujet de la question de l’identité telle qu’elle se pose en France ?

MM – C’est une question compliquée… Je dirais que dans le contexte politique et moral actuel la question s’impose peu à peu à chacun (enfin à certains plus qu’à d’autres…) quand bien même elle ne serait pas au départ une interrogation intime. Ce qui est mon cas. Je n’ai pas de problème d’identité, enfin je ne crois pas ! J’ai toujours senti que j’étais beaucoup de choses en même temps, des histoires, des mémoires, des références qui s’ajoutent les unes aux autres sans se gêner les unes les autres. Et je crois que nous sommes des millions dans ce cas et que c’est cela la France ! Mais il semble qu’il y a un mouvement de fond qui impose aujourd’hui cette question dans notre pays. Alors je m’en saisis, comme de plus en plus d’artistes le font : bi-nationaux ou issus de l’immigration récente, ou nés en France de parents étrangers, venant de cultures diverses, imbriquées, tissées ensemble. Je pense qu’il est aujourd’hui urgent de prendre la parole pour inventer les récits nécessaires de la France d’aujourd’hui et de demain et je me sens la responsabilité de ne pas laisser la question de l’identité dans de mauvaises mains.

BN – On pourrait vous accuser de vouloir banaliser une pratique – couvrir ses cheveux – caractéristique des sociétés patriarcales… N’est-ce pas paradoxal pour une féministe ?

MM – En quoi traiter d’un sujet serait le banaliser ? N’est-ce pas une des libertés et un des rôles les plus beaux de l’artiste que d’essayer de représenter, avec sa sensibilité propre, le monde, le temps présent, ses tensions, et d’ouvrir aussi des perspectives nouvelles ? En tant que metteure en scène, je choisis avec les moyens de la scène d’éclairer une partie du réel qui me pose question. Le metteur en scène travaille sur quelque chose qui lui résiste, avec la parole des auteurs et la puissance affective des images scéniques, comme le chercheur le fait avec ses moyens théoriques. Mais contrairement à ce que clament certains haut et fort, expliquer ce n’est pas justifier et tenter de comprendre ce n’est pas adhérer à une cause…Et je crois aussi que se regarder en train de regarder ce qui nous fait peur ou ce qui nous choque, c’est un bon chemin pour mieux se comprendre soi-même, clarifier ses désirs, nommer ses valeurs.

En tant que féministe, le voile m’intéresse parce que je l’envisage comme un signe et le propre d’un signe c’est d’être mobile, flottant, divers, contradictoire car c’est une création de l’imaginaire humain. Dans ce signe qu’est le voile, le signifiant, le bout de tissus, ne renvoie pas de manière nécessaire à un seul signifié, le message du voile, son sens. Et c’est ce qui est riche de possibilités visuelles, fantasmatiques, d’associations d’idée, de traversée de l’histoire et donc une belle matière à travailler sur une scène. On pourrait questionner de la même manière bien des éléments du costume féminin : la mini-jupe, les talons aiguille, le décolleté, sont-ils des outils d’objectivation érotique des femmes, soumises au regard masculin ? Ou bien des éléments d’un jeu culturel dont chaque femme s’empare en toute liberté, choisissant de déployer des possibilités de séduction ? Être féministe c’est laisser chaque femme définir la manière dont elle veut engager son corps dans son rapport aux autres.

BN – De quoi le débat sur le voile est-il le nom ?

MM – De beaucoup de choses, complexes, récentes et très anciennes, occidentales et universelles, mais surtout spécifiquement française. Bourdieu a dit que lorsqu’on regarde de très près un objet social on finit par y voir la société toute entière. Je crois que le voile illustre à merveille cette affirmation. Mais dans mon spectacle, il s’agit justement de déplacer les regards, de laisser la violence simplificatrice des débats de côté, pour laisser advenir autre chose : le silence et la musique, l’imaginaire, le questionnement intime et sincère, la douceur aussi. Notre époque parle trop vite, trop fort, nous avons besoin de ralentir, de baisser un peu la voix pour pouvoir nous écouter, tous.

(1) Ce qui nous regarde sera créé les 21, 22, 23 mai 2016 au Théâtre Dijon Bourgogne-Centre Dramatique National dans le cadre du festival Théâtre en mai, puis en tournée à partir de novembre 2016.