Chartres, le laboratoire de Gorges pour la France

«  Hé Jean-Pierre, ça va ? » À pied, à vélo, en voiture, les habitants du quartier de Beaulieu, à Chartres, interpellent le maire de la ville, Jean-Pierre Gorges. Dans cette cité sensible, l’édile a fait sauter les immeubles hauts et gris pour les remplacer par de petits bâtiments colorés, lumineux, végétalisés. Une femme, d’origine camerounaise, se plante devant l’édile. « J’ai lu que vous vous présentiez à l’élection présidentielle. Mais qu’allez-vous apporter de nouveau ? », lui demande-t-elle. Réponse de l’intéressé : « Je propose une manière différente de gérer la France en décentralisant au maximum, afin que les décideurs se rapprochent de la population. »

Maire et député de Chartres depuis quinze ans – réélu au premier tour des dernières municipales avec près de 54 % des voix, membre de l’austère commission des Finances de l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Gorges s’est lancé dans un pari audacieux : conquérir l’Élysée. « Beaucoup pensent que sa candidature à l’élection présidentelle est un poisson d’avril. Mais il a fait tellement de choses ici : Chartres en lumières, ChartrEstivales, l’Odyssée… », résume Yves, qui tend sa sébile (une coquille Saint-Jacques) devant la cathédrale. « J.-P. » ne sort pas du bois au hasard. L’affaire mijotait depuis longtemps, assurent tous ceux qui le connaissent. « On le sentait venir, souligne Joël Alexandre, le président de la CCI d’Eure-et-Loire. J’ai su tout de suite que ce n’était pas un coup de bluff. Il n’est pas homme à ça. Il n’a pas pris cette décision en trois mois. C’est le produit d’un cheminement… » « Cette candidature le titille depuis un an, poursuit un chef d’entreprise ami. Il suit sa logique : « J’ai des idées, je veux les exprimer. » Et Gorges, c’est un rouleau compresseur : quand il a pris une décision, quoi qu’il arrive, il la met en application. »

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Ailleurs qu’à Chartres, les ambitions présidentielles de Jean-Pierre Gorges suscitent l’indifférence. Pour cause : personne ne le connaît. Mais l’obstiné n’en démord pas. Il annonce qu’il « déroule (son) plan, tout est prévu », qu’obtenir les 500 signatures « sera le plus facile », qu’il n’a pas besoin des partis « puisque l’objectif est de rallier des soutiens sur son projet* ».

Chantier titanesque

Mégalo, Jean-Pierre Gorges ? Ses chantiers XXL alimentent la chronique chartraine depuis toujours. Ils lui valent le courroux des automobilistes, l’ire des commerçants et le surnom de « Ramsès** ». L’actuelle construction titanesque (40 millions d’euros) du pôle administratif – signé de l’architecte-star Jean-Michel Wilmotte – destiné à regrouper tous les services de la ville et de la métropole au nom de la rationalité, autour de l’Hôtel Montescot (XVIIe siècle), ne dément pas cette réputation. « Ici, on l’appelle le Palais du maire », raille son opposant virulent, le socialiste David Lebon. « On m’accuse souvent de mégalomanie, dit Jean-Pierre Gorges. Mais tout ce que je fais se révèle trop petit. Quand j’ai annoncé que l’on allait bâtir le plus grand complexe aquatique d’Europe, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres. Et maintenant, on refuse du monde ; des gens font 250 kilomètres pour venir : nous avons une fosse et un bassin de plongée de 25 mètres. »

En creusant des parkings, en briquant le centre historique, en rénovant les quartiers via des partenariats publics-privés, le maire s’enorgueillit d’avoir transformé sa ville. Cela se voit d’ailleurs à l’œil nu. Rien d’original là-dedans, grince l’opposant MoDem Éric Chevée : « N’importe quel autre maire n’aurait-il pas agi de la même façon ? Toutes les villes de France se sont lancées dans la rénovation urbaine. Ce n’est pas extraordinaire en soi. »

« Gorges, il réveillerait un mort !, s’exclame pour sa part le biologiste du feu Muséum (que le maire a pourtant fait fermer), François Colin. Avant lui, Chartres, c’était une petite ville de Province qui roupillait. On avait surnommé Gilbert Bécaud « Monsieur 100 000 volts » ; Jean-Pierre, c’est « Monsieur 1 million de volts ». »

Trésor de guerre

L’ancien premier adjoint dans l’équipe précédente, qui fut maire par intérim Jean-Louis Guillain, homme de gauche convaincu et réputé pour son intégrité, adhère. « L’homme est très volontaire, très créatif, et il a transformé la ville de façon très importante, constate-t-il. C’est un bâtisseur qui a toujours le souci d’entreprendre pour rénover et innover. C’est aussi un visionnaire qui raisonne pour les vingt ans à venir. Je n’ai pas ses idées mais j’ai de l’estime pour l’homme et de l’admiration pour le travail réalisé. »

Les « forces vives » suivent. « Je n’aime pas fayoter mais avec un maire plus patapouf, nous n’aurions pas pu surfer sur la même dynamique. C’est une locomotive », dit l’agent et promoteur immobilier Marc Aviron. Dans le domaine du sport, Chartres a également progressé. « Nous étions une simple association sportive, notre club compte aujourd’hui 1 300 licenciés et 33 salariés dont 17 joueurs pros, témoigne Philippe Besson, le président du club de handball. Nous avons bénéficié d’un soutien constant de la ville, sans nous bousculer. Quand le maire dit quelque chose, cela aboutit. Il ne change pas d’avis tous les quatre matins. » Pour le patron de la CCI, le bilan est net : « Il y a eu une révolution à Chartres. » Et Joël Alexandre n’est pas un béni-oui-oui. « L’action de Jean-Pierre Gorges, grâce à une politique d’aménagements, a contribué au développement et à l’implantation d’entreprises, relève-t-il. Mais sur le plan commercial, je suis plus mesuré. » En cause, les grands travaux dans la ville, l’incitation à l’installation de pôles commerciaux en périphérie. Mais pas seulement. Les tarifs de parkings aussi. Car, pour le libéral Gorges, une règle prévaut : c’est l’usager qui paie, y compris les entreprises, qui ont vu leurs « versements transports » majorés. « Pourquoi voulez-vous que la petite mémé qui n’a pas de voiture paie pour les autres par les impôts ?, argumente le maire. Je fais payer les visiteurs. Mais, a contrario, le transport est gratuit pour les 14 000 enfants et, à la demande, pour les personnes âgées. »

Gorges a eu de la chance : il a bénéficié d’un trésor de guerre à son arrivée. « Son prédécesseur Georges Lemoine, souligne l’opposant MoDem Éric Chevée, avait augmenté les impôts sans investir durant des années. Dès 2001, le maire actuel avait donc un tas d’or entre les mains, et personne ne le savait. » Sous son égide, les investissements s’enchaînent et les impôts n’augmentent pas. « Mais la dette a doublé ! », répondent en chœur les opposants. « Voire plus encore, précise David Lebon, car on a externalisé la dette dans de nombreuses structures annexes – des sociétés d’économie mixte (SEM), essentiellement – dont les comptes ne sont pas agglomérés dans le budget de la ville ». Mauvais procès, se défend l’édile : « Les dettes, vous ne pouvez pas les consolider, c’est la loi ! affirme Jean-Pierre Gorges. Il y a une dette pour l’eau, une dette pour les transports, une autre pour les ordures. On ne va pas additionner les choux et les carottes. Et c’est l’usager qui paie. Ce qui est important dans une dette, ce n’est pas son montant, mais la capacité à rembourser.  Dans une commune, pour que les banquiers continuent de vous recevoir, il faut que la dette soit contenue au-dessous de huit années d’autofinancement. Le système ici est vertueux car j’arrive à investir en maîtrisant la dette et en baissant la fiscalité. Le rêve de la France. » L’ancien maire Jean-Louis Guillain, lui, n’est « pas inquiet pour les finances de la ville et de l’agglomération. Le maire a une formation financière, il sait compter et il a un excellent adjoint aux finances. »

Avant de se lancer en politique, l’homme a passé 25 ans comme manager. « Jean-Pierre Gorges est un homme d’entreprise, et il gère sa municipalité ainsi, souligne Joël Alexandre. Très cartésien, informaticien et joueur d’échecs. Il a toujours un coup d’avance. Il n’est pas consensuel, pas dans la flatterie, mais toujours dans l’action, ce qui peut perturber certains. Il peut vous dire « non » en cinq minutes sur un dossier épais tout comme « oui » aussi vite sur un projet exposé sur deux pages. Il ne va pas à la négociation indéfiniment, il n’est jamais en rondeurs. Mais ici, il y a un patron. »

Éruptif

La chronique chartraine est emplie des frictions que l’éruptif Jean-Pierre Gorges peut avoir avec des journalistes, des commerçants, des chefs d’entreprises, des maires de la métropole (comme un temps Jean-Jacques Chatel à Mainvilliers ou Alain Toutay à Barjouville, tel que le relate Michel Brice dans sa biographie). Malheur à qui le contredit ! Le maire a son caractère, ou du tempérament, préfèrent dire ses partisans. « Il ne pratique pas la langue de bois, dit François Colin. Quand il veut traiter quelqu’un de corniaud, il le fait. Il n’a pas de porte de derrière, il n’est pas hypocrite. C’est un type brut de décoffrage qui déteste le lèche-botting. » Brutal, voire autoritaire ? « Je suis déterminé, pugnace, passionné, je me bagarre sur les idées, rétorque l’intéressé. Mais brutal, non ! Et autoritaire, certainement pas. J’emmène les gens par le projet, pas par l’autorité. »

Un angle d’attaque, en tout cas, pour l’opposition. « Humainement parlant, Jean-Pierre Gorges peut être un mec sympa, dit David Lebon. Il a plutôt le sens de l’humour. Mais dès qu’on touche à l’essentiel pour lui, à savoir sa réélection, il devient très agressif, voire violent. Il y a trop d’intérêts personnels dans sa façon de faire de la politique. » Cible : son entourage, qui compte parmi ses plus proches collaboratrices sa femme et sa fille – sans compter son autre fille, salariée de ChartrExpo, l’une des SEM de la ville. De fait, quand on aborde le sujet, Jean-Pierre Gorges s’échauffe. « Je m’appuie sur des personnes qui peuvent travailler 24 heures sur 24 avec moi, argumente-t-il. Mon père était boulanger, et sa femme tenait la caisse. » Puis, l’humour – et l’ambition nationale – reprend le dessus. « Que ma fille soit à mes côtés, c’est plutôt bon signe : Chirac est devenu président grâce à Claude ! »

* « La France, c’est vous », 337 pages, Cherche-Midi éditeur.**Voir la bio fouillée publiée en 2009 par les historiens locaux Michel Brice et Philippe Régnier, « Jean-Pierre Gorges, un homme de pouvoir », Centrelivres.