Fenech : « Sous prétexte d’unité nationale, on esquive les vraies questions »

Le Point.fr : Considérez-vous qu’il y a eu un véritable manque de sécurité lors du feu d’artifice de Nice ?

Georges Fenech : Pour l’instant, il serait prématuré de se faire une idée précise. Concernant l’individu, on ne pourra jamais anticiper un acte isolé et spontané. Mais la question que je me pose, comme tout le monde d’ailleurs, c’est comment ce semi-remorque a pu pénétrer dans cette zone piétonne. C’est invraisemblable. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu plus de protection, car les barrières ne suffisent pas, on le sait très bien. Christian Estrosi a également pointé du doigt la faiblesse du système policier.

Si Christian Estrosi avait des doutes sur la sécurité mise en place, aurait-il mieux valu annuler l’événement ?

Non, je ne pense pas qu’il fallait annuler. Malgré les menaces, on n’a pas annulé les fan-zones ou le feu d’artifice à Paris du 14 Juillet.

En période d’état d’urgence, les grands événements comme ceux-là sont-ils souhaitables ?

Moi, j’étais plutôt pour l’interdiction de grandes fan-zones comme celles de Paris. On a pris beaucoup de risques. Heureusement, tout s’est bien passé. Mais nous savons très bien que les menaces sont toujours là. Il ne faut malheureusement pas croire que Nice sonne la fin des attentats. Il y en aura d’autres. Il faut véritablement prévoir des protections plus efficaces que celles qui ont été utilisées à Nice, c’est certain.

L’état d’urgence n’a plus d’intérêt, il ne nous protège plus

Vendredi soir, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve se sont contredits à propos de l’assaillant…

(Il coupe.) C’est pour cela qu’il faut être prudent quand on parle sur ce sujet. Tant que l’on n’a pas les résultats de l’exploitation de tout ce qui a été saisi à son domicile, il faut rester prudent. Je ne veux pas enfoncer le clou, la situation est difficile. Bernard Cazeneuve doit avoir moins d’informations, ou plus de prudence, que Manuel Valls. Évidemment, il vaut mieux parler d’une seule voix au sein du gouvernement, mais il ne faut pas en faire un plat.

Vous paraissez plus tempéré que certains de vos collègues de droite qui n’ont pas attendu bien longtemps après le drame pour s’en prendre au gouvernement… N’y avait-il pas là un manque de décence ?

Écoutez… Tout le monde a été extrêmement choqué par cet attentat d’un nouveau genre, qui est un carnage innommable. Les responsables politiques sont des hommes, et il y a un moment où l’on peut sortir un peu de ses gonds. Mais, oui, évidemment, ils doivent mesurer leur parole.

Cela dit, le gouvernement ne peut pas échapper à une critique. Ils sont dans le « bis repetita ». Le pouvoir nous sort exactement les mêmes réponses que le 16 novembre devant le Congrès : « état d’urgence », « force Sentinelle » et « accélération des frappes ». C’est bien la preuve que l’on est au bout du bout, qu’il n’y a plus aucune offre politique pour lutter contre le terrorisme. Par exemple, même si je le revoterai, l’état d’urgence n’a plus d’intérêt, il ne nous protège plus. Les perquisitions ne donneront pas plus que ce qu’elles ont donné jusqu’à maintenant… On ne lutte pas contre le terrorisme en faisant du flagrant délit, ce n’est pas vrai. Le travail doit se faire en profondeur.

Certains, comme Frédéric Lefebvre, préconisent même l’état de siège…

Non, non, mais après, on peut se lancer dans toutes les surenchères que l’on voudra, ça ne fera jamais avancer les solutions. Il vaut mieux en appeler au courage politique d’imposer des réformes absolument souhaitables. Non, il faut arrêter l’état d’urgence. Même la force Sentinelle n’a pas vocation à durer dans le temps.

Nos dispositifs doivent changer de nature, car nous ne sommes plus dans les schémas des années 80 où le terrorisme était localisé, identifié, revendiqué.

Vous avez déclaré qu’il fallait « tout revoir dans la lutte contre le terrorisme ». Qu’entendez-vous par là ?

Quand je dis cela, certains, comme Cambadélis, m’accusent de faire de la récupération sur le dos des victimes. Moi, j’ai plutôt le sentiment qu’on essaye d’esquiver de vraies questions, aussi sur le dos des victimes, sous prétexte d’unité nationale. J’ai l’impression qu’on veut bâillonner tous ceux qui ont des idées, et notamment ceux qui ont travaillé dans cette commission d’enquête pendant cinq mois. Il n’y a plus de débat. C’est la raison pour laquelle je dis qu’on est dans une forme de chute des responsabilités alors que l’on va aller vers plus d’attentats et plus de victimes.

Pendant cinq mois, nous avons réalisé une enquête très approfondie, avec l’audition des responsables de tous les services français et aussi européens. Nous avons rencontré nos homologues du renseignement à Ankara, à Athènes, à Bruxelles, à Tel-Aviv, à Washington… Nous sommes désormais convaincus que nos dispositifs doivent changer de nature, car nous ne sommes plus dans les schémas des années 80 où le terrorisme était localisé, identifié, revendiqué.

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Vous semblez préconiser un véritable changement de paradigme ?

C’est évident. Il faut voir la réalité en face : nous avons des services qui ont des cultures remontant aux brigades du Tigre ! Nous ne sommes pas encore entrés dans le XXIe siècle. On n’ose pas toucher à l’existant, parce que cela heurte des prés carrés, cela heurte des cultures bien ancrées depuis toujours. C’est ce que nous dit Bernard Cazeneuve : il faudrait stabiliser l’état des réformes parce que nos services ne supporteraient pas un grand soir. Je suis désolé, mais ce sont quand même les représentants légitimement élus qui doivent impulser des réformes et qui doivent les imposer aux administrations. Voire changer les hommes à leur tête si ça ne suit pas derrière. Pendant ce temps-là, on a en face de nous des terroristes, des mafieux, des organisations du crime organisé qui se jouent totalement de nos faiblesses.

Quelles propositions faites-vous alors pour moderniser le logiciel ?

Nous avons mis la barre haut dans nos 40 propositions, car, avec Sébastien Pietrasanta, nous avons vite compris qu’il n’y avait plus d’autres alternatives. Nous devrions, par exemple, nous inspirer de ce qu’ont fait les États-Unis après le 11 septembre 2001 et commencer une restructuration en profondeur des services de renseignements. En France, ils détiennent chacun une partie des informations. Il y a, certes, des partages, mais ce que l’on demande, c’est une coordination au niveau du chef de l’État. Le ministre de l’Intérieur n’a pas autorité sur ses collègues les ministres de la Défense et du Budget… Nous demandons donc un véritable directeur national du renseignement avec une triple mission : le partage des informations, être capable d’analyser le niveau de la menace et être en capacité de mener une véritable stratégie de contre-terrorisme. Et, bien sûr, il faut aussi une base commune européenne : il est absolument nécessaire qu’Europol monte en puissance.

L’enquête de la commission n’a, semble-t-il, pas convaincu le ministre de l’Intérieur…

Nous avons l’impression que le pouvoir s’en contrefiche. Dès la publication de nos propositions, Bernard Cazeneuve nous a envoyés dans les cordes à l’Assemblée en parlant de nos mesures comme étant du « plum pudding », alors qu’il n’avait pas parcouru le dossier. Sébastien Pietrasanta, qui l’avait interrogé, s’est pris cela en pleine figure et l’a très mal pris. Le lendemain, Bernard Cazeneuve nous a reçus au petit déjeuner dans un souci d’apaisement, mais il a rejeté toute idée de réforme un tant soit peu profonde du système de renseignement. Il nous a même dit, avec une pointe d’humour, ou plutôt d’ironie : « Je souhaite bien du plaisir à mon successeur s’il veut se lancer dans cette aventure. » À partir de là, il n’y a plus de dialogue possible puisqu’on nous fait comprendre que c’est irréaliste et infaisable.